La dernière fugitive - Tracy Chevalier
26/04/2015
De fil en aiguille
Grace et Honor Bright ont quitté Bridport pour l'Amérique. La première pour rejoindre son fiancé, un compatriote quaker déjà installé dans l'Ohio ; la seconde pour fuir la honte de la rupture de ses fiançailles. Après une traversée éprouvante, Honor devra faire face au décès de sa sœur emportée par la fièvre jaune. Ne pouvant envisager le retour, Honor décide de poursuivre seule désormais vers sa direction première, Faithwell.
Confrontée à des mœurs, une culture différente et surtout un pays où l'esclavagisme n'est pas encore aboli, Honor aura du mal à trouver sa place. La jeune femme devra sortir de sa réserve et prendre des risques pour aller affirmer ses convictions et prendre position devant même les membres récalcitrants de sa communauté.
Il y a des livres qui vous touchent simplement parce qu'ils vous racontent l'histoire de personnes d'exception. La dernière fugitive est de ceux-là.
Honor Bright, Belle Mills, Elsie Reed sont des femmes qui sont droites sous leurs bonnets, des femmes de caractère. 3 générations différentes, 3 cultures et milieux différents, 3 origines différentes mais 3 destins rangés à la cause abolitionniste.
Certes le roman a comme fil conducteur le cheminement d'Honor Bright sur cette nouvelle terre d'accueil bien particulière et austère à son goût. Aussi, nous suivons la jeune femme dans son combat pour se faire accepter de ceux qu'elle considère comme les siens, les quakers (autrement appelés Amis), pour trouver aussi sa place de femme dans cette société américaine puis d'épouse au sein de la famille Haymaker et enfin pour coûte que coûte faire valoir ses convictions.
Petit bout de femme en marche vers son destin.
Mais le récit ne s'arrête pas à ce seul portrait et à sa seule histoire. Honor, parce qu'elle est seule dorénavant dans ce pays, est amenée à devoir compter sur d'autres gens, des Amis d'abord mais aussi des gens du cru. Belle Mills est de ces derniers, elle a ouvert sa maison, sa boutique de modiste et aussi son cœur à la jeune femme en transit. Elle a su la toucher, lui donner confiance aussi en reconnaissant ses compétences de couturière, l'amener de manière discrète à comprendre son implication dans la lutte contre l'esclavagisme, elle lui a apporté un soutien et une amitié sans faille dans les moments critiques. Pleine d'humour, un brin taquine, fière mais pas orgueilleuse, frêle et forte à la fois, cette femme combattive est sans doute mon personnage préféré de l'histoire.
Une battante réalisant son destin.
Parmi ces figures touchantes, marquantes il y a celle de Mme Reed que l'on pourrait croire anodine. Noire, femme âgée ayant connu l'esclavage, affranchie maintenant, c'est une femme de l'ombre, difficile à percer de prime abord mais qui cache une grande sagesse. Elle incarne forcément ces autres femmes noires, fugitives luttant avec dignité pour le droit à la liberté.
Une Dame ayant accompli son destin.
Tracy Chevalier a su peindre des héroïnes plus vraies que nature, sincères, pour lequel on tremble parfois, pour lequel on espère aussi.
Ce sont de belles rencontres, de celles qui naissent dans les livres et qu'on aimerait faire dans sa propre vie, pour leurs richesses.
Outre, ces femmes, le roman montre aussi toute la complexité inhérente à l'âme humaine. Et qui mieux que le personnage de Donovan Mills l'incarne. A priori brutal, odieux, exécrable, cet homme sait se montrer, en présence d'Honor Bright, dans des moments entre parenthèse, comme suspendus, sous un jour nouveau. Il apparaît alors plus sympathique, moins rude presque tendre et touchant. Et on a beau savoir ce qu'il est, il se dégage de l'homme un quelque chose (sex-appeal?) qui nous fait regretter son rôle dans l'histoire...
Nous découvrons bien entendu aussi quelques facettes de la communauté Quaker, leurs principes, leurs usages. Autant dire que ça n'a rien de très gai et que ça ne transpire pas l'expansion tout ça mais plutôt la réserve. Une réserve qu'Honor Bright saura bousculer.
Autre point d'intérêt dans ce roman, alors que je ne suis pas du tout portée sur cette activité : la confection des quilts (autrement dit patchworks) et des bonnets. Je n'sais pas, il y avait quelque chose de très apaisants dans les passages consacrés à la couture, pas du tout ennuyeux. C'était très visuel et oui apaisant. Cela m'a rappelé le plaisir que j'avais eu à découvrir dans La jeune fille à la perle, le travail de conception des couleurs...
J'ai aimé aussi l'incursion dans le récit des lettres d'Honor à sa famille. Procédé par lequel, le lecteur a un total accès au vrai ressenti de la jeune femme sur ce qu'elle a vécu, vit, sur son mal du pays (bien qu'elle se veut rassurante pour les siens et minimise certains faits).
J'ai aimé l'ambiance de ce roman, la petite pointe de romanesque et surtout ces femmes qui ne s'en laissent pas compter, qui s'affirment et prennent en main leur destin. Et j'ai apprécié bien plus encore l'immersion dans l'Amérique de cette fin du XIXème siècle où des personnes prenaient tous les risques contre l'esclavagisme et tissaient des réseaux secrets d'aide aux fugitifs noirs, traçant pour eux un chemin sûr vers la Liberté.
J'ai aimé comprendre la portée de ce titre et son sens pour notre héroïne.
"Les Blancs pauvres sont ceux qui détestent le plus les Noirs.
-Pourquoi?
-Ils pensent que les gens de couleur prennent le travail qu'ils devraient avoir, et qu'ils en diminuent le prix. Les Noirs, vois-tu, sont beaucoup plus précieux. Un planteur paiera mille dollars pour un homme de couleur, mais un homme blanc pauvre n'a aucune valeur."
"Les abolitionnistes ont plein de théories, mais moi je vis avec des réalités. Pourquoi je voudrais aller en Afrique? Je suis née en Virginie. Pareil pour mes parents. Je suis américaine. Je raffole pas de l'idée qu'on nous expédie tous dans un pays que, pour la plupart, on connaît même pas. Si les Blancs espèrent juste se débarrasser de nous, nous flanquer sur des bateaux pour pouvoir être bien tranquilles, eh ben, moi je suis ici. C'est mon pays, et j'irai nulle part."
"Je suis en train d'apprendre la différence entre fuir quelque chose et fuir vers quelque chose."
Il me faut remercier les Editions Folio pour leur partenariat qui m'offre toujours de si beaux moments de lecture.
9 commentaires
Je crois qu'il est temps que je découvre cette auteure ! J'aime les histoires de ce genre !
Je retrouve totalement les sentiments éprouvés lors de ma lecture ! Les destinés croisées ont été fortes en émotions. Comme avec La jeune fille à la perle, Tracy Chevalier a su nous prendre par la main pour nous intégrer dans son univers ^^ J'ai eu l'impression de me fondre dans le décor et d'être aux côtés de ces femmes, mais aussi d'intégrer avec réalisme cette époque, cette immersion dont tu parles, c'est exactement ça !!! Je n'ai pas été étonnée de voir à la fin du roman toutes les références historiques dont elle s'est servie, on sent bien la parfaite maîtrise du sujet... Merci pour cette résonnante chronique, comme toujours ;)
@Ingrid : ce n'est toujours pas fait Ingrid? bon, je n'en ai lu que deux et je serais bien en mal de te conseilleur l'un plus que l'autre... Il va te falloir relire mon avis sur La jeune fille à la perle pour trancher :p
@Lupa : merci à toi!
Tu as raison de souligner la qualité du travail de Tracy Chevalier pour ce qui est de rattacher sans dissonance un contexte historique à ses récits. Et on en apprend toujours tellement. Alors ça, plus des personnages riches et une vraie intrigue et ses romans sont juste délicieux.
Je me rends compte qu'elle réussit à profondément marquer mon esprit avec ses récits et leurs protagonistes.
Une auteure qui n'est pas pour moi. Je n'étais pas arrivé à entrer dans l'histoire.
Quelle belle chronique, tu me donnes vraiment envie de découvrir ce livre. Je ne connais pas l'auteure, même si j'en ai entendu parler. Mais ce que tu dis de ce roman, en particulier dans le fait de rattacher histoire et récit, ça me plait beaucoup, et puis en plus si les héroïnes sont touchantes, alors je n'ai plus qu'à me lancer.
Moi aussi, j'ai aimé. J'ai même adoré. Comme la plupart des romans de cette auteur. Je ne sais pas pourquoi, mais elle a le don de m'emporter tout simplement dans ses ambiances historiques qu'elle décrit, pourtant la plupart du temps à partir d'un personnage tout à fait ordinaire.
@Alex-m-à-m. : tu n'as lu que ce titre ou d'autres ? Cela arrive qu'on n'accroche pas à un auteur, it's life ce qui plaît aux uns ne plaît pas forcément aux autres ^^
@Clé : Tracy Chevalier est je trouve très douée pour rendre une ambiance propre à une certaine période historique et pour y faire agir des êtres à priori ordinaires mais au final extraordinaires et marquants. C'est ce qui me plaît. J'espère que ce titre te plaira si tu en viens à le lire. :)
@La chèvre grise : :) on est d'accord sur tout, sur le fait d'être transportées par ses récits, sur l'impact du cadre historique de ses histoires, sur le fait d'être touchées par ses personnages d'exception. Tout ça et plus encore. Cela fait plaisir quand on trouve chez d'autres lecteurs la résonance du plaisir qu'on a eu soi même ^^
Il faudra que je redonne sa chance à cet auteur, je n'ai pas accroché à La Jeune fille à la Perle, mais celui-ci me plaira peut-être plus ? ^^
@Léa : c'est bien de redonner sa chance à un auteur. Tente-le!
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