Notre part de nuit - Mariana Enriquez
11/02/2022
Dans l'Argentine des années 80, Juan Peterson tente d'échapper à sa belle-famille, les Mathers-Bradford, fondateurs de l'Ordre.
Il est LE médium que l'implacable secte vouée à l'Obscurité a traqué durant des décennies dans le pays et au-delà de ce continent.
Aujourd'hui, alors que la maladie de Juan peut l'emporter à tout moment, les éminents membre de cette société secrète se refusent à le perdre et avec lui le pouvoir qu'il leur procure. Prêts à tout, quitte à sacrifier l'héritier.
Mais Juan a fait une promesse, son fils ne sera jamais le jouet de l'Ordre.
Quoi qu'il en coûte.
Il est difficile de résumer un tel roman aux genres et voix multiples, à la narration anachronique, traversant les continents, à la fois fictif et pourtant inscrit dans une triste réalité historique, celle de la dictature argentine.
Sachez que de l'Argentine, à Londres, en passant par l'Afrique, le temps glissera entre passé, présent, voire futur passé, qu'à la voix de Juan fera écho celle de Gaspar et de sa femme, Rosario. D'autres voix aussi.
Elles seront tour à tour intrigantes, sourdes, inquiétantes, puissantes, effrayantes, rassurantes, menaçantes, pleines de tensions contenues, de violence, de tristesse, exsangues, révoltées et libres enfin.
Toutes donneront du sens à cette histoire. Et beaucoup de force.
Notre part de nuit est pour moi, sans aucun doute une puissante histoire d'amour d'un père pour son fils, mais un amour construit sur tellement de non-dit qu'il ne peut être qu'incompris par l'enfant qui grandi. Parce qu'il se fait pour lui, tyrannique, étouffant, maltraitant. Il est alors reçu avec crainte et appréhension, rejeté malgré son inconditionnalité.
Il donne le sentiment d'assister à un combat, aux rapports de forces inégaux.
C'est une lutte dans une lutte encore plus grande, qui dépasse l'entendement, avec des enjeux séculaires et dont les protagonistes sont sans pitié.
Je ne parlerai pas de profond attachement aux personnages. Cet attachement vous savez qui fait que nous pouvons être totalement bouleversés de leurs trajectoires, destinées.
Mais l'histoire de Juan, ce qu'il a vécu après avoir été retiré à sa famille, ce que l'Ordre lui a fait subir, en lui imposant une vie non choisie, sacrificielle, sans autre but que de nourrir l'Obscurité et leur pouvoir ; ça a de quoi susciter de la compassion, de la peine aussi pour l'enfant qu'il fut, l'homme qu'il est devenu.
Puis il y a Gaspar. Son désarroi, sa colère et tristesse d'enfant, qui ne cesse de grandir en devenant adulte. Mais aussi, sa tendresse, ses amitiés, sa bienveillance. Ses errances, pensées remplies d'une telle douleur et solitude. L'absence de clés dans une vie étouffée qui ne fait pas sens. Cet apaisement qui malgré des instants lumineux de vie, d'amour ne vient pas.
Et par-delà leurs histoires propres, celles de tous les autres inscrites certes dans une fiction mais par laquelle la grave réalité historique s'exprime aussi.
Ça laisse aujourd'hui encore flotter dans l'air, en y repensant, une certaine tristesse, amertume.
Il y a dans Notre part de Nuit, des passages terrifiants, glaçants même. L'Ordre est cruel, sans pitié. Certains de ses membres fondateurs sont d'une férocité psychotique. A en donner des cauchemars. Et encore une fois, l'Histoire en filigrane a de quoi révulser.
Heureusement il y a aussi des passages flamboyants, une ambiance extraordinaire. Je pense à certains passages retraçant la relation de Juan et Rosario, Juan et Stephan, les autres, la jeunesse dorée à Londres. Poétique, magique, bien que toujours un fond intrigant, inquiétant. Je pense à Gaspar et ses plus chers amis, leurs sentiments les uns envers les autres, l'expérience dans cette maison, et ce qui a changé. Je pense à lui et la suite de sa vie.
Le style de Mariana Enriquez, auquel fait honneur la traduction de Anne Plantagenet, est hyper plaisant et c'est sans doute ce qui fait que ce pavé de 700+ pages se lit sans renauder, sans ennui, avec envie d'y retourner.
L'autrice a su mêler intelligemment et sans que le récit ne s'enfonce, ne se perde, les genres. En lisant ce roman vous plongerez dans l'horrifique, le gothique, le punk même et enfin, l'historique.
Un succulent mélange.
Notre part de nuit est tel un puzzle se révélant petit à petit et dont la totale profondeur et dimension ne se saisissent qu'à la toute fin. Immense!
"Tu possèdes quelque chose à moi, dit-il, je t’ai laissé quelque chose, j’espère que ce n’est pas maudit, j’ignore si je peux te donner quelque chose qui ne soit pas souillé, qui ne soit pas obscur, notre part de nuit."
"Je crois à l'Obscurité, mais croire ne signifie pas obéir."
"C’est comme si on montait sur une échelle tous ensemble et à un moment je dis : « Moi je reste ici ». Et de cette marche, je les regarde, ils sont heureux, plus haut [...] Les autres se fondaient dans un film qu’il pouvait regarder, mais auquel il lui était impossible de participer. Alors il devenait invisible."
"La voix des absents est ce qu'on oublie en premier."
8 commentaires
Je n'arrive toujours pas à vraiment saisir l'essence de ce roman, ce qu'il est, mais ça a l'air impressionnant et marquant. Deux termes qui ont tendance à me tenter, mais je dois avouer que pour le moment, ce qui m'impressionne le plus c'est la taille de l'ouvrage...
Il est poly genres ^^ L'essence du roman c'est l'intime, l'historique et tout ce qui se joue en lien avec l'un et l'autre.
Crois-moi si je te dis que si la taille impressionne, à la lecture tu oublies le volume des pages (dit celle qui ne trouve plus de temps pour lire et fuyait les méga pavés).
Bonne future lecture (quand son temps viendra) :)
Comme au-dessus, ça a l'air d'être un roman marquant (et énorme). Il est noté chez moi !
L'histoire, constituée de multiples voix et donc histoires, reste bien en mémoire effectivement.
C'est un roman qui a le vent en poupe. Comme pour Baroona, bonne future lecture Shaya
Très belle chronique, j'ai relativement le même ressenti que toi. Une très belle lecture, vraiment. Merci de m'avoir attiré l'œil sur ce roman ^^
merci:) Heureuse que cette lecture t'ait emportée. Sacré roman! Merci aux personnes qui m'ont aussi rendue curieuse de le lire et transmettre l'envie à mon tour :) Vive les voix des lecteurices qui se propagent!
Il a l'air superbe ce roman mais je crois que ce n'est pas pour moi en ce moment
Il l'est, plutôt intense. Je pensais galérer compte tenu de ma disponibilité mentale depuis des mois, mais il est très bien passé, sans galérer.
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