17/01/2013
Testament à l'anglaise - Jonathan Coe
Toute ressemblance avec des personnages existants ou ayant existé ne serait que pure coïncidence...
Où il est question de la dynastie Winshaw et d'un jeune écrivain, Mickaël Owen, un brin renfermé sur lui-même et reclus dans son appartement à qui Tabitha Winshaw a commandité ce livre que nous tenons en main nous dit-on. Une biographie virant à l'enquête policière sur les pratiques des illustres membres de la famille Winshaw, tous hautement impliqués dans les hautes sphères de l'Etablishment de l'Angleterre post-victorienne jusqu'aux années 90. Dans quel but? Certes pas celui de faire un portrait flatteur de ses frères ou ses nièces et neveux. Non, elle espère en secret pouvoir faire la lumière sur le meurtre de Godfrey, son frère adoré, abattu en Allemagne en 1942 au cours d'une mission secrète. Celle que tous considèrent comme folle est convaincue que Lawrence son frère aîné est responsable de cette mort!
Si je vous disais que j'avais commencé ce livre il y a plus de 6 mois mais que n'ayant pas réussi à dépasser les 50 premières pages, je l'avais mis de côté. Et puis... Et puis, j'ai lu La pluie avant qu'elle tombe de cet auteur et il a été un véritable coup de coeur. Ensuite, poussée par d'autres adorateurs de la plume de Coe, j'ai décidé de reprendre ma lecture de Testament à l'anglaise et ce, depuis le début. Vague souvenir des premières pages lues et il se trouve que cette fois, j'accroche.
Je fais connaissance avec les Winshaw, une famille richissime de l'Angleterre post-victorienne. Puissante mais qui vit des drames, la mort d'un des siens, l'internement d'une autre après qu'elle ait professé des accusations de meurtre contre un des siens.
Ce cadre posé, Coe nous embarque, grâce à cette idée de biographie sur la dynastie Winshaw, dans une satire sur l'Angleterre d'après guerre et notamment sur les années 80 du "thatchérisme", et ce au travers de la seconde génération Winshaw dont les membres ont tissé leur toile à tous les niveaux de la société.
Jonathan Coe est malin, judicieux même, il choisit non pas de nous livrer simplement les portraits de cette famille les uns à la suite des autres comme ça. Non, il insère dans son histoire, en guise de fil conducteur, un écrivain mal dans sa peau, se repassant en boucle la même scène d'une cassette VHS qui le trouble, le fascine et, qui entretient une relation amicalo-amoureuse avec sa voisine, Fiona, ange-gardien qui l'a sorti de son isolement.
Entendons-nous bien : le beau rôle dans l'histoire c'est lui qui l'a. Les autres? Yurk! Terrible! Je n'ai cessé de me répéter : OMG! Il n'y en a pas un pour rattraper l'autre! Pas un ! Je crois même que si ce roman n'avait consisté qu'à nous présenter successivement les-dits portraits Winshaw, je n'aurai guère apprécié plus que ça, même s'il m'aurait fallu saluer le caractère satirique de la chose et tout ce que Coe dénonce mais ça, je vais y venir.
L'histoire de Mickaël Owen est vraiment ce qui a maintenu mon intérêt tout au long de ma lecture. Son histoire personnelle, sa relation avec Fiona, l'intrigue autour de ce manuscrit sur les Winshaw qui lui vaut d'être haï par ceux-ci, voir malmené et de se retrouver au coeur d'une enquête avec un très vieux détective qui s'en ferait bien tailler une...
Mickaël Owen va en découvrir des choses sur les Winshaw, sur les dessous viciés de l'Etablishment anglais mais aussi sur lui-même, une destinée mêlée au-delà de ce qu'il pensait à celle des Winshaw. Notre auteur quelque peu apathique va sortir de sa coquille et nous en mettre plein la vue! Jusqu'à la presque dernière page nous le croirons maître de son livre, libre mais, quelle surprise que cette fin concoctée par Coe... Aucun rebondissement ne sera laissé au hasard...
Les Winshaw! Si vous vous dites que dans une famille il y a toujours un mouton noir, eh bien là, pour le coup, force est de constater que chez les Winshaw nous avons un troupeau. Avec eux, l'expression "pourri jusqu'à la moelle" est consacrée, difficile de trouver de meilleurs exemples pour la définir.
Hilary : pseudo-journaliste sans talent qui n'aura épousé le directeur d'un quotidien que pour se faire sa place dans le milieu et pourrir de ses écrits remaniés la presse.
"Depuis des années, elle semblait tenir des milliers et des milliers de lecteurs sous le charme, par son habitude attendrissante d'avouer une ignorance presque totale de ce dont elle choisissait de parler [...] Détail intéressant, quoique peu connu, le fait de déverser ces torrents d'insanités rapportait annuellement à miss Winshaw l'équivalent de six fois le salaire d'un instituteur qualifié et huit fois celui d'une infirmière des hôpitaux".
Apte à tous les revirements dans ses écrits, mère indigne (le passage où elle parle de sa fille est édifiant sur sa personnalité!), soucieuse essentiellement de sa notoriété et jouant de l'influence de ses cousins pour obtenir un poste à la tête de l'actualité télévisée.
Henry : le politicard de la famille. Député au parti travailliste, spécialiste ès retournement de veste, hypocrite et faible et n'usant de son pouvoir que pour proposer des lois allant dans le sens des intérêts de sa famille ou des riches. Tout pour lui doit être une source de bénéfices :
"J'ai également pris une ferme décision pour le mot -hôpital-. Ce mot est exclu de nos discussions : nous parlons désormais d'-unités pourvoyeuses- [...] L'hôpital devient un magasin, les soins deviennent une marchandise, tout fonctionne selon les règles des affaires. [...] L'ordre du jour a été la génération de revenus. Je ne vois aucune raison pour que les unités pourvoyeuses ne fassent pas payer les places de parking aux visiteurs, par exemple".
Roddy : richissime gallériste londonien qui s'y connaît bien plus en techniques de séduction douteuse qu'en Art. Ce dernier use et abuse de sa position de directeur d'une prestigieuse galerie d'art pour assouvir ses envies sexuelles. Ainsi, il n'hésite pas à faire miroiter des propositions alléchantes à de jeunes proiesartistes naïves afin de les amener à coucher avec lui puis les jette sans remords ni honte en se moquant même de leur crédulité :
"Elle le repoussa doucement en déclarant : Écoutez, je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée.
-Vraiment? Alors je vais vous dire ce qui serait une bonne idée. Le 13 novembre.
-Le 13 novembre? reprit-elle en se rendant vaguement compte qu'il s'était mis à lui déboutonner sa chemise de nuit. Qu'y aura-t-il le 13 novembre?
-Le vernissage de votre exposition, bien entendu. Il défit le dernier des trois boutons".
[...]
"Elle fronça les sourcils et déclara d'une voix creuse : Est-ce que vous plaisantez?
-Ma chère, répondit-il, la galerie Narcisse a une réputation internationale. Je pense que c'est vous qui plaisantez, si vous vous êtes imaginée qu'un seul de ces... barbouillages d'élève avaient la moindre chance d'y avoir sa place".
Dorothy : a épousé un richissime fermier puis s'est accaparée la propriété et le cheptel de ce dernier pour en faire une entreprise agro-alimentaire versée dans l'élevage intensif. Elle est caractérisée par sa froideur et son absence de sentiments que ce soit envers son époux (qui finira par sombrer dans l'alcoolisme) ou son cheptel. Ce qui l'intéresse? dominer le marché, améliorer sans cesse sa production par tous les moyens, même si ceux-ci vont à l'encontre de certaines mesures sanitaires :
"As-tu entendu parler d'un produit appelé sulphadimidine?
-Je ne crois pas. De quoi s'agit-il?
-Eh bien, c'est inestimable pour les éleveurs de porcs. Absolument inestimable. Comme tu le sais, nous avons fait d'énormes progrès dans les niveaux de production depuis une vingtaine d'années, mais il y a eu un ou deux effets secondaires. Des maladies respiratoires, par exemple : mais la sulphadimidine peut nous débarrasser au moins des pires, vois-tu.
-Où est le problème, alors?
-Oh, les Américains l'ont testée sur des rats et prétendent qu'elle provoque des cancers. Et, apparemment ils vont faire passer une loi contre. [...]
-Mais ce serait absurde. Il n'est pas question d'interdire quelque chose qui peut t'aider à rester compétitive. J'en dirais un mot au ministre. Je suis certain qu'il comprendra ton point de vue. Et puis des tests sur des rats ne prouvent rien du tout. De plus, nous avons une longue et honorable tradition : celle d'ignorer les avis de nos conseillers indépendants."
Dorothy vous l'aurez compris n'est pas de ces femmes qui s'embarassent de questions d'éthique, et si elle peut utiliser à son compte la position dont bénéficie ses cousins pour passer outre certaines règles et parvenir à imposer à coup de slogans débiles le lobby BrunwinHoldings dans tout le pays alors, tout est beau dans le meilleur des mondes Winshaw.
Thomas : dans la famille Winshaw, je voudrais le banquier hypocondriaque et voyeur. Voici un homme tout ce qu'il y a de plus calculateur et malhonnête. Un prédateur : comment prendre aux pauvres pour redistribuer aux riches afin de les rendre encore plus riches :
"Il éprouvait un grand plaisir à arracher les énormes sociétés appartenant à l'Etat des mains des contribuables, et à les démanteler au profit de quelques actionnaires rapaces ; l'idée d'aider à déposséder la majorité et arroser la minorité l'emplissait d'un sentiment de justice délicieux et apaisant. Cela satisfaisait en lui un instinct primordial."
Mark : le pote à Saddam! Homme d'affaire hautain, implacable et le fournisseur officiel d'armes d'Hussein. Ne vous scandalisez pas, il pense aussi à fournir ses opposants. Il faut bien que la guerre dure pour que les bénéfices de la Vanguard Import et Export se pérénnisent. Et peu importe qu'ils doivent s'adresser à un ancien nazi pour honorer ses marchés :
"Je sais parfaitement ce que Saddam Hussein fabrique dans cette prétendue unité de recherche. Je sais aussi qu'Israël sera sa première cible. C'est pour cette raison que je le soutiens, bien sûr. Il va reprendre une entreprise de nettoyage qu'on ne nous a jamais permis d'achever. Est-ce que vous me comprenez bien, monsieur Winshaw?
-J'ai pris l'habitude, répondit Mark, de ne jamais poser de questions sur l'emploi..."
Vous l'aurez compris à travers ces portraits les Winshaw ne sont pas des anges, ni des gens comme les autres. Non! Ils se placent au-delà de la masse, au-delà du commun des mortels. Ils ont tous les droits et le droit pour eux. Aucun problème de conscience dans cette famille. Tous les moyens sont bons pour s'enrichir et dominer la société. Ils ne sont pas dans le monde, ils font et sont le monde.
Je crois que Coe par l'écriture de ce roman s'est autorisé à vomir tout ce qui avait pu (pouvait) le révolter dans son pays : la corruption politique, financière et médiatique, l'élevage intensif au dépend de la santé des gens, la privatisation des services publiques initiée sous Margaret Thatcher si lourde de conséquences pour le pays.
Mais il n'est pas question que de dénoncer ici, il faut quelque part que la "morale" soit sauve... Et alors qu'on se demande qui pourrait venir à bout de ces odieux personnages, Coe nous épate par un énième rebondissement.
D'un coup, la narration version biographie familiale cède le pas à une fin digne d'un roman d'Agatha Christie.
Les 10 petits nègres revisités à la sauce Coe ça fait peur, ça surprend et c'est presque bizarre! Une ultime pirouette, une ultime envolée et le tour est joué. Enfin? Peut-être...
Testament à l'anglais est un roman à la fois tragique, drôle, satirique, romanesque et qui joue sur une multitude de genres (biographique, policier, thriller, romance). La force est dans ce mélange subtil qui confère à ce titre une vraie dynamique et le rend palpitant à bien des égards. La plume à la fois ironique et drôle de Jonathan Coe n'enlève rien à ce plaisir.
J'ai déjà hâte de lire le prochain Coe dans ma PAL!
01:16 Publié dans Bang, Boum boum | Tags : testament à l'anglaise, jonathan coe, un gros tas d'ordures, mélange de genres, corruption à tous les étages, thatchérisme | Lien permanent | Commentaires (15)
11/09/2012
La pluie avant qu'elle tombe - Jonathan Coe
Un roman qui s'écoute...
"Une chose n'a pas besoin d'exister pour rendre les gens heureux, pas vrai?"
La vieille tante Rosamond est décédée. A Gil, sa nièce, revient la charge de nettoyer la maison. Elle y découvre des cassettes et, dans l'une d'elle un bout de papier qui lui indique que ces dernières sont pour Imogen (sa petite cousine aveugle "disparue"). Si elle ne la retrouve pas, elle devra les écouter elle-même. Les recherches de Gil n'aboutissant à rien, elle décidera un soir, accompagnée de ses 2 filles, d'écouter les dites cassettes qui viennent commenter 20 photographies.
Ces 20 photographies soigneusement choisies par Rosamond retracent l'histoire de 3 femmes qui l'ont marquée au fer rouge. 3 destins intimement liés à elle, 3 générations : Beatrix, sa fille Théa et sa petite-fille Imogen (vous suivez ?). 3 descendances qui traînent le même désamour familial de mère en fille, ce même rendez-vous manqué entre mères et filles que Rosamond avait déjà constaté entre Béatrix et sa mère Ivy. A l'époque du Blitz ses parents l'avaient confié à cette tante "distante et inaccessible" habitant Warden Farm. Rosamond soulignera l'importance de cette non-relation par ces mots :
"Il me paraît essentiel de ne pas sous-estimer ce qu'on doit ressentir quand on se sait mal-aimé par sa mère. Par sa mère, celle qui vous a donné le jour ! C'est un sentiment qui ronge toute estime de soi et détruit les fondements mêmes d'un être. Après ça, il est difficile de devenir une personne à part entière."
Si Rosamond s'est évertuée dans ses dernières heures à retracer cette saga, l'histoire de ces femmes qu'elle a jalonné de la sienne, c'est pour léguer - elle l'espère - à Imogen son histoire, l'histoire de ses origines, de sa famille. Pour qu'elle comprenne que son existence était "profondément juste" dans ce chaos maternel.
De Coe, c'est le premier roman que je lis (jusqu'au bout devrais-je dire puisque j'ai mis en pause depuis un certain temps Testament à l'anglaise). Ce monsieur a un vrai talent pour rendre les sentiments, pour nous faire vivre l'histoire de ces femmes. C'est une écriture grave, un récit emprunt de mélancolie, de nostalgie, emprunt de regrets (ceux de Rosamond bien souvent qui porte en elle la culpabilité de ne pas s'être suffisamment battue pour garder Théa et la sauver de la relation destructrice avec sa mère). Le procédé de la narration par le commentaire détaillé de photographies est très prenant, addictif. Il rend l'histoire vivante, bouleversante. On "écoute" et on voit.
Mais retenez bien ces mots de Rosamond : "Comme c'est trompeur, une photo. On dit que la mémoire nous joue des tours. Mais pas autant qu'une photo, selon moi."
Je repense à la fin et mon coeur se serre... J'aurais voulu encore, encore plus de photos, encore plus de cette voix de Rosamond mêlant sa propre histoire à celle de Beatrix, Théa et Imogen, j'aurais voulu que ça ne s'arrête pas comme ça.
C'est un coup de coeur... il s'en ressent d'ailleurs encore.
00:41 Publié dans Boum boum | Tags : la pluie avant qu'elle tombe, jonathan coe, photographies, saga, les relations mèrefille c'est compliqué, cassettes audio, une photo ça trompe énormément | Lien permanent | Commentaires (12)