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26/10/2012

Padre Padrone : L'éducation d'un berger sarde - Gavino Ledda

Padre Padrone_Gavino Ledda.jpgDessine-moi une brebis

A Siligo, Gavino Ledda 6 ans fait son entrée à l'école, il est heureux, il progresse vite. Mais alors qu'il s'épanouit dans cet environnement auprès de ses camarades, son père Abramo Ledda, homme rustre, paysan et berger vient l'arracher de ce milieu sans se soucier de l'avis de la maîtresse. Il veut faire de son fils un pâtre, un berger. Peu importe l'âge de l'enfant, ses propres désirs, Gavino est l'aîné de ses enfants et il a besoin de ses bras. Le garçon est ainsi arraché à sa mère, ses frères et soeurs, à ses amis et plongé dans l'isolement au coeur de la Barbagia sauvage. Le rythme de travail auquel son père le soumet ferait pâlir aujourd'hui les organisations de lutte contre le travail des enfants. Ainsi, sous le joug de ce père tortionnaire, Gavino va grandir entravé dans toutes ses libertés auprès de cet homme obnubilé par ses bêtes, ses oliviers, sa terre, la richesse qu'elle porte en elle et qui pourrait le sortir lui et sa famille de la misère. Qu'importe pour lui d'y sacrifier ses enfants.

Après S'accabadora, Padre Padrone nous ramène en Sardaigne sur ce sol aride, porteur de tous les espoirs dont celui de se sortir d'une misère qui prend à la gorge ces familles sardes accablées par une vie de labeur et abusées par quelques propriétaires terriens. Gavino Ledda nous raconte son histoire, l'histoire d'un enfant esclave. Esclave de son père. Padre padrone, "père patron", le titre résume presque tout. Il n'y a pas de place pour vivre l'enfance auprès de cet homme tyrannique, maître plus que père qui ne supporte en aucune façon que son autorité soit remise en question.

"Contrevenir aux lois de mon père, c'était comme nier l'ordre naturel et immuable des choses."

Gavino se pliera aux exigences du pater, pour un temps... Ce qu'il apprendra, il l'apprendra à la rude, sous la pluie, sous la neige, jour et nuit, avec la fièvre au corps, à la limite de la mort. Entre amour et haine de cette terre mais avec la rage aussi de se sortir de cette condition.

Et l'échappatoire, la révolte contre l'autorité viendra d'abord par la musique. Gavino avec l'aide de son oncle (tous deux ligués contre Abramo Ledda), démontrera ainsi, en apprenant à jouer d'un accordéon en un temps record, des capacités d'apprentissage hors normes. Première étape vers la liberté, premier pas vers la différence entre lui et les siens. Puis viendra le temps où porté par l'exemple de ceux qui s'expatrient, Gavino rêvera de fuir sa condition à l'étranger.

"Quand telle est sa condition, on se regarde et on a quasiment peur de soi-même. On a honte de son état : le fait d'être nu et que ses racines ne tiennent pas à un sol inspire quelque répugnance, et on voudrait plonger sous terre, mais on n'y parvient point, pas plus que ces plantes infortunées. L'unique chance que l'on ait par rapport à elles, c'est les jambes : la fuite. Émigrer, se noyer dans le réseau noir des mines, voilà qui prend aspect de liberté : dans la désolation où l'on macère, l'émigration semble être la seule arme que l'on puisse retourner contre son milieu et grâce à laquelle on parvienne à cacher ses racines ; l'unique serpe qui permette de se frayer un chemin dans la forêt impénétrable, au moment où l'on est traqué par un incendie effrayant qui va nous brûler et nous réduire en cendres."

C'est finalement l'armée qui lui mettra le pied à l'étrier et lui offrira les meilleures opportunités pour accomplir son destin, un destin non plus tout tracé de berger mais d'homme libre et érudit. Autodidacte, Gavino se fera tout seul, certes avec quelques aides opportunes mais surtout par la force de sa volonté. En n'affrontant plus seulement son père mais un village tout entier loin de vouloir lui reconnaître une autonomie et un avenir autre que celui du travail de la terre.

Les anecdotes prêtent parfois à rire, parfois tristement à sourire. Certains qui ne comprendraient pas quelles pouvaient être les conditions de vie de ces enfants, jeunes hommes, pourraient s'offusquer de certains passages où il est question de relations avec des bêtes. Gavino Ledda nous donne à voir tout de cette misère humaine faite d'isolement et de solitude propre à la condition des bergers. Il ne nous donne pas à voir des portraits policés, ce qu'il nous montre ce n'est rien moins que ce qu'il a vécu, connu. Des hommes esseulés avec des envies à assouvir, devenus plus animaux eux-mêmes que leurs propres bêtes et ayant pour seule distraction et plaisir la masturbation à la va-vite dans un buisson ou derrière un arbre entre deux corvées.

Roman d'apprentissage, roman autobiographique, roman quasi sociologique : Padre Padrone nous montre certes la misère humaine et la dure loi de la terre mais il nous délivre aussi un vrai message d'espoir. Pour nous dire que nul ne doit vivre dans la fatalité de sa condition et, que si parfois l'on baisse la tête et l'on courbe le dos, c'est pour mieux se redresser ensuite, pour peu qu'on en ait la volonté.

A savoir Padre Padrone a été adapté au cinéma en 1977 et a récolté La Palme d'Or du Festival de Cannes la même année.

En aparté : J'ai en mémoire, ces paysans sardes montés sur leurs ânes croisés au bord des routes. Hommes bourrus aux traits durs, fatigués avant l'heure mais qui portaient dans leur regard cet attachement particulier à leur terre sarde et orgueilleux malgré tout de leur travail. Je les ai vu ces hommes rentrer fourbus de leur journée de travail et moi, je me souviens de mon orgueil d'enfant lorsque lors des promenades familiales "zietta" nous disait "tout ce que tu vois là et à perte d'horizon vous appartient". Je ne savais pas encore que d'autres hommes travaillaient à l'enrichissement de notre terre. Mes grands parents étaient eux des propriétaires terriens. Alors oui, j'ai eu "conscience" très tôt que mon père avait appartenu à une famille privilégiée, enviée et respectée. Ce qui ne m'empêchait pas de les craindre ces bergers et dans ma crainte il y avait aussi une forme de respect.