10/02/2013
Lignes de faille - Nancy Huston
Ils ont un grain dans cette famille!
Solomon, Randall, Sadie et Kristina/Erra sont les narrateurs de Lignes de faille. Leur lien? Chacun est une voix, celle d'un enfant de 6 ans, celle de la génération précédente : le fils, le père, la grand mère, l'arrière grand mère. 4 voix, 4 parties distinctes qui remontent le temps et les conflits personnels ou politiques entre les années 2000 et 1940, entre les États-Unis, le Canada, Israël et l'Allemagne.
Tous ont conscience à un moment donné de leur narration que quelque chose est tu dans cette famille, un secret que Kristina/Erra l'arrière grand-mère porte en elle, le secret de son origine et par-là de sa descendance. Une faille à l'origine de la lignée qui va peser lourdement sur chacun, une faille qu'il faut combler.
Ce livre est un piège. Un piège dont vous ne pouvez sortir qu'une fois la dernière page tournée, une fois que tout s'est éclairci et que vous avez obtenu les réponses qui ont été soulevées, au fur et à mesure, par les narrateurs. Qu'ils manifestent naïvement à la manière de Sol leurs interrogations sur les conflits familiaux, qu'ils rejettent leur histoire familiale trop pesante à la manière de Randall ou qu'ils épient le moindre indice de leurs origines comme Sadie ou Kristina/Erra, ce besoin de comprendre ce qu'ils sont et/ou d'où ils viennent se fait nôtre : qui est Erra, quel mystère se cache sous son silence, pourquoi ce conflit avec sa fille, pourquoi ne veut-elle pas entendre parler de son passé en Allemagne?
Mais la réflexion ne s'arrête pas à ces questions, Lignes de faille va encore plus loin dans son cheminement... Ainsi, dans quelle mesure ce qui nous est légué par nos arrières grands parents, grands parents, parents influe-t-il sur ce que nous sommes? Dans quelle mesure ce qui n'est pas dit finit-il par nous rattraper malgré tout?
Il y a des failles dans une vie, dans l'histoire de chacun qui laissent des traces en surface, qui nous modèlent plus qu'on ne voudrait, plus qu'il ne faudrait. C'est aussi ce que nous montre Nancy Huston dans Lignes de faille. Dans l'histoire de cette famille il y a comme une fracture qui remonte à loin, qui laisse des séquelles, qui joue sur l'éducation qui est donnée, sur les interdits, sur les comportements, sur l'image de soi et des autres, sur l'acceptation ou la rébellion, qui font que les non-dits finissent par exploser à la figure d'une manière ou d'une autre.
Nancy Huston donne aussi écho dans ce livre à sa propre histoire, l'abandon par sa mère à l'âge de 6 ans. On retrouve cette douleur dans l'histoire de Sadie, élevée par des "grands parents" à la discipline de fer, autoritaires ; dans celle de Randall qui voit sa mère Sadie tellement obsédée par la quête identitaire de sa propre mère qu'elle délaisse mari et enfant pour courir le monde à la recherche d'informations sur les fontaines de vie (lebensborn) nazis dont elle croit sa mère Erra issue.
Le roman a certes pour trame ce mystère de l'origine autour d'Erra mais il nous parle aussi de chacun de ces enfants, tous porteurs d'une "empreinte" familiale : un grain de beauté qui a pour chacun un sens différent, bon ou mauvais. Certains y verront comme un talisman protecteur, une muse, d'autres une menace, un signe honteux d'imperfection dont il faut se débarasser ou le dissimuler. Chacun d'eux porte en lui une quête obsessionnelle de perfection et chacun d'eux porte aussi en lui des séquelles souvent liées à la mère alors que le père a plutôt le beau rôle, aimant, attentionné, drôle. A travers leurs histoires, on a le sentiment que chacun plonge un peu plus dans la faille laissée ouverte par la génération précédente.
Il nous faudra alors attendre que ce trou béant dans l'histoire familiale soit comblé par la voix d'Erra dans le dernier récit. Car elle seule est la véritable détentrice des pièces du puzzle qui ont été disséminées successivement par sa fille, son petit fils et arrière petit fils. Des indices distillés par ci par là, qui paraissent anodins parfois, dénués d'intérêt mais qui à la toute fin se révèlent être fondamentaux à la compréhension du roman. C'est magistral parce que tout est là dans chaque histoire, sans qu'on s'en rende forcément compte et tout prend son sens à la toute fin. Tout s'imbrique parfaitement et on referme le livre en se disant ça y est j'ai eu la réponse à mes questions, à ce qui a maintenu mon intérêt durant toute ma lecture et je comprends pourquoi ceci, pourquoi cela ; je comprends et même si ce roman est parfois triste, parfois sombre et cynique et dur, je peux dire que je l'ai vraiment aimé pour tout ça.
En bref, Lignes de faille est un récit à plusieurs voix, parfaitement bien orchestré par son auteur. C'est une espèce de polyphonie narrative où chacun s'exprime distinctement mais où chacun comme en musique suit un lien dont il n'est pas forcément maître mais qui s'assemble pour former une harmonie parfaite.
Quelques extraits :
"D'ici ma majorité, il faudra que tous les habitants de la Terre se mettent à parler anglais et s'ils ne le font pas c'est une des premières lois que je passerai quand je serais au pouvoir."
"La vérité c'est que l’atmosphère se détend chaque fois que ma mère quitte une pièce et se tend chaque fois qu'elle y entre"
"Il va sans dire que l’intensité de la présence de ma mère rend d'autant plus insupportable sa rareté dans ma vie."
"Ce n'est pas que tes parents ne t'aiment pas comme tu es, c'est juste que quand on est petit on a beaucoup de choses à apprendre et on se dit plus on apprend, plus ils vont t'aimer, et, peut-être que le jour où on reviendra avec un diplôme universitaire, on n'aura plus de souci à se faire."
"Une chose que j'aime chez mon père c'est qu'il ne tient pas trop compte des règles, il dit qu'il faut toujours jouer avec et non pas seln les règles parce qu'une vie sans danger ce n'est pas une vie."
"On ne peut pas construire un avenir ensemble si on ne connait pas la vérité sur notre passé."
"Ce qu'il y a avec les grandes personnes, c'est qu'elles prennent toutes les décisions toutes seules et que les enfants n'y peuvent rien."
"Je suis vraiment heureux d’être né garçon plutôt que fille parce que c'est plus rare pour les garçons de se faire violer, sauf s'ils sont catholiques ce que nous ne sommes pas."
"Je me suis dit que la mort devait être comme ça : la vie continue tranquillement sans toi."
20:49 Publié dans Bang | Tags : lignes de faille, nancy huston, 4 voix d'enfants, secret de famille, grain de beauté, lebensborn, polyphonie narrative | Lien permanent | Commentaires (14)
Commentaires
Tu remportes ton défi, j'ai vraiment envie de le lire. J'aime les livres-puzzles. J'apprécie vraiment ton écriture. Je t'envie la précision des mots, le rythme des phrases. ça sonne juste et bien.
Curieusement, j'ai été un peu refroidie, à la fin par les citations. Trop d'auto-analyse. Si le roman n'est fait que de ce genre de réflexion, ça doit être ennuyeux.
Mais peut-être as-tu fait un montage thématique?
Écrit par : Soundandfury | 10/02/2013
On m'en a dit du bien de ce roman et ton avis m'intéresse beaucoup. Par contre, j'ai un peu peur de m'y perdre avec les différents narrateurs...
Écrit par : Lizouzou | 10/02/2013
Il y a tous les ingrédients qui font que je suis sûre d'aimer ce roman ! Ma PAL va encore grossir... Mais je n'en suis plus à un près ! ;)
Écrit par : Ingrid Fasquelle | 10/02/2013
Je suis dans une période faste pour ma PAL, celui-ci me tente moins... un avis qui évoluera peut-être ^^
Écrit par : solessor | 10/02/2013
en voilà un billet qui est bon !!! le style a l'air particulier mais bon, tu en dis tellement de bonnes choses que je me laisserais volontiers faire avec ce livre.
Écrit par : stephanie plaisirdelire | 10/02/2013
Magnifique description de cette polyphonie narrative.
J'adore. Très bel avis. Je note le roman dans ma wish.
Bravo Miss. ^^
Écrit par : Lilly | 11/02/2013
Tu nous mets comme souvent l'eau à la bouche avec ton billet.....
J'adore la façon dont tu les rédiges, tu arrives toujours à nous donner envie de découvrir plus de livres que notre pal peut en contenir.... Enfin heureusement, qu'il n'y a pas de maximum autorisé... :D
Écrit par : clédesol | 11/02/2013
Une auteure que j'aime beaucoup. Pa slu ce titre. J'espère qu'il croisera ma route.
Écrit par : Alex-mot-à-Mots | 11/02/2013
@Sound : ah y avait un défi, suis toujours la dernière à l'apprendre... pffft :p
Merci pour tout ce que tu dis, ça fait chaud au cœur et m'encourage à continuer surtout. ObiSound un jour l'élève dépassera le maître ^^
Je crois que ce livre s'apprécie au fur et à mesure de la lecture, le plaisir va vraiment en s'amplifiant. Enfin c'est ce que j'ai ressenti.
Pour les citations, oups, j'en ai peut-être trop mis. Mais je te promets à aucun moment je ne me suis ennuyée ^^
@Lizouzou : oui j'ai vu après coup que c'était un livre pas mal apprécié. Apparemment l'auteure a du succès. Pour ce qui est des narrateurs, les narrateurs se suivent dans des récits successifs, 4 narrateurs de 6 ans qui s'expriment dans 4 récits distincts. Moi j'ai failli passer à côté du narrateur Randall, le père de Solomon. Pourtant c'était bien marqué ^^ Au pire tu te fais un arbre généalogique :p
@Ingrid : je croise les doigts pour qu'il te plaise vraiment, le style de l'auteure n'est pas désagréable en plus :) Ravie de participer au grossissement de ta PAL ^^
@Sol' : ce n'est pas grave, il en faut pour tout le monde hein. Il suffirait peut-être qu'il te tombe entre les mains pour que tu ais envie de le lire ^^
@Stéph. : je te remercie :) Style particulier? Plaisant en tout cas. Pour des enfants de 6 ans même si on devine qu'ils sont particulièrement éveillés et intelligents, je trouve que ça ne sonnait pas trop enfantin leurs réflexions. En tout cas, ça m'a plu.
@Lilly : merci merci ^^ J'ai failli l'écrire différemment cet article, faire une seconde partie accès sur chaque narrateur et parler de leur psychologie, de ces indices qu'ils donnaient et qui prenaient tout leur sens plus tard dans le roman, etc etc... J'en étais arrivée à Sadie et j'ai tout effacé parce que ça faisait vraiment trop long. Pourtant pourtant... y en aurait encore des choses à dire... J'espère qu'il te plaira !
@clédesol : ah tant de compliments, stop arrêtez je n'en puis plus :P mdr
On est toutes pareilles je crois, quand un livre nous plaît on a juste envie de lui faire honneur, de bien en parler pour communiquer aux autres l'envie de le lire. Toi comme moi, comme les copines de LA. Je suis contente et satisfaite quand j'arrive à donner envie de découvrir un live ou un auteur (ça met juste un peu la pression :p)
@alex : Quel titre d'elle as-tu lu? un en particulier que tu me conseillerais? J'espère que tu le liras et que tu l'apprécieras.
Écrit par : C'era una volta | 11/02/2013
je ne connaissais pas ce livre mais tu m'as donné envie de le découvrir
Écrit par : la ptite tortue | 12/02/2013
Je me le suis procuré, C'era ! ;)
Écrit par : Ingrid Fasquelle | 12/02/2013
Une belle chronique en effet, et même si le sujet peut paraître assez rébarbatif à première vue et pas facile, tu nous en vantes les mérites avec tant d'enthousiasme qu'il est difficile de résister à l'envie d'y goûter. je note ce titre. Je ne connais pas Nancy Huston, ce serait une occasion ! pourquoi pas ! bonne journée c'era !
Écrit par : Licorne | 12/02/2013
Ah oui! Tu décris tellement bien tes sensations que j'ai très envie de lire ce livre! Hop je le note!
Écrit par : Camille | 12/02/2013
@ptite tortue : c'est un livre intéressant, il pourrait te plaire :)
@ingrid : :) iiiiiiih je croise les doigts pour qu'il te plaise (garde ça en mémoire : l'intérêt augmente au fur et à mesure des récits ^^)
@Licorne : rébarbatif n'est pas du tout le mot qui me vient à l'esprit quand je pense à cette lecture. Je l'ai trouvée riche, instructive. C'est marrant ce soir aux informations, il y avait un dossier sur les "histoires familiales" et leur impact sur 2,3,4 générations voir plus. J'ai tout de suite pensé au livre de Nancy Huston. Je te souhaite de découvrir cette auteure que ce soit avec ce titre ou un autre. :)
@Camille : merci ^^ Je suis heureuse que mon ressenti puisse toucher un autre lecteur et lui donner envie de lire ce roman. Il vaut le coup de s'y intéresser je pense.
Écrit par : C'era una volta | 14/02/2013
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