Un printemps à Tchernobyl - Emmanuel Lepage

L'aquarelle de la vie

Novembre 2007, Emmanuel Lepage accepte de participer au projet "maison d'artistes à Tchernobyl" initié par l'Association Dessin'acteurs faite d'artistes engagés sur divers plans et notamment contre le nucléaire. Il s'agira de montrer au monde le visage des risques liés au nucléaire et, qui mieux que Tchernobyl peut le faire? Qui a oublié la catastrophe nucléaire de 86, la terre et le ciel contaminés et les centaines de milliers de morts? Après les doutes, la peur mêlée à l'excitation de l'aventure, au printemps 2008, le dessinateur entre en Ukraine. Revenu de cette vision post apocalyptique, Emmanuel Lepage, nous livre un album documentaire beau et vivant contre toute attente.

 

Drôle d'association n'est ce pas que "printemps" et "Tchernobyl"? L'un évoque la renaissance, la lumière, la vie. L'autre évoque une catastrophe, le crépuscule, la mort. Et c'est toute cette ambivalence, dualité que Lepage retranscrit à merveille dans ce sublime carnet de voyage.

L'album suit un cheminement intelligent, au plus près du regard de son auteur. D'abord, il fait état des motivations et des circonstances de sa réalisation : une commande par une association anti-nucléaire. Il fait un point historique sur la catastrophe de la centrale nucléaire Lénine à Tchernobyl et de la manière dont le monde et nos gouvernants ont réagi, parfois en cachant la gravité des faits. Il est aussi intimiste en cela qu'il montre Emmanuel Lepage dans une période de crise et de doutes quant à son implication et son aptitude à aboutir ce projet (l'auteur souffre de crampes l'empêchant de dessiner et le rendant improductif), il ne cache pas son appréhension et celle des siens face au danger d'un tel voyage en terre irradiée.
Ensuite, une fois sur place, c'est le travail de mémoire au jour le jour qui s'effectue. D'abord, avec la peur au ventre sur une terre ressentie comme inhospitalière, menaçante. La pluie et la grisaille accueillent nos artistes. Les mesures de sécurité sont strictes, le temps est compté à la seconde près. Les compteurs crépitent seuls témoins du taux d'irradiation de la terre. Le regard tombe et fige sur papier au travers de croquis dans des tonalités grisâtres ou sépias, au fusain ou au crayon, les premières impressions assez lugubres, empreintes de toute la crainte liée à ce que chacun sait. Les paysages désolés, dévastés, abandonnés se dévoilent...
Viennent ensuite les rencontres avec les autochtones chez qui nos artistes sont hébergés. A Prypiat, cité fantôme à 3 km de la centrale (sur)vivent parfois par choix certaines familles. Malgré la barrière de la langue, Lepage comprend que ce qui anime ces gens (en plus de l'alcool et de la foi) c'est la vie. Ils défient de leur sourire et de leur bonne humeur la mort. Contre mauvaise fortune ils font bon cœur. Les pilleurs et les enfants, les adolescents pénètrent les zones sensibles soit par business soit par rite initiatique d'entrée dans l'âge adulte. Ils se racontent et racontent leur terre avec pudeur, sans concession, presque avec fierté ai-je eu le sentiment.
A la faveur d'un ciel plus clément, des jours qui filent et de la confiance découlant peut-être de ces gens qui vivent là, Lepage et ses compagnons s'enfoncent un peu plus au cœur du site y découvrant alors un tout autre visage, celui d'une nature vivante, éclatante. Le dosimètre qui accompagne partout nos artistes finit même par se faire oublier tant le paysage et ses couleurs toutes printanières n'évoquent en rien une terre contaminée.

Difficile à partir de là pour notre dessinateur de ne pas se heurter au cahier des charges visant à dénoncer les dangers du nucléaire. Lui, comme nous lecteurs étions en droit d'attendre que ce voyage, ce reportage illustre l'horreur et les ravages de la catastrophe nucléaire à Tchernobyl et tout autour. Or, ce qu'à découvert Lepage sur cette terre c'est la vie dans toute sa splendeur, impossible de travestir cette beauté-là. La palette de tonalités vertes s'ouvre alors sur de magnifiques aquarelles et tableaux pleine page, surprenant l’œil du lecteur, le laissant troublé, ému, admiratif.

Alors certes tout n'est pas idyllique, Tchernobyl reste une ville fantôme, un site nucléaire effrayant, délimité par des barbelés et des panneaux annonçant les dangers d'irradiation de toutes parts, la terre porte dans ses profondeurs une menace encore mortelle. Mais si ce qu'ont laissé à l'abandon les hommes témoigne encore de la catastrophe, la nature elle resplendit et il est dès lors impossible de travestir cette beauté-là.

Cette BD reportage me laisse un profond sentiment d'espoir quant à la capacité de la Terre a guérir de la bêtise humaine. La vie est là, ancrée même où on ne l'attend plus, surtout où on ne l'attendait plus.
Emmanuel Lepage a accompli un travail sublime pour aboutir à un vrai chef d’œuvre en guise de témoignage authentique sur la vie à et autour de Tchernobyl et il nous laissera en mémoire non seulement des images de désolation mais aussi de somptueuses images de nature renaissante.

"Aurais-je pu imaginer vivre de tels moments à Tchernobyl, au coeur du désastre dont j'étais venu dessiner l'horreur ? J'ai la sensation de vivre pleinement, intensément ici et maintenant."

"Dessiner c'est essayer de rendre visible ce qui ne se voit pas, soulever une peau..."